Il faudrait tout juste arriver de Jupiter pour ignorer l’affaire des accommodements raisonnables au Québec. Et qu’on soit pour ou contre, deux choses sont souvent invoquées : la Charte Canadienne et la Politique du Multiculturalisme. Si la première est relativement récente (1982), la seconde a presque quarante ans (1971). Trente-six ans plus exactement à faire partie du paysage canadien. Et comme toute politique résulte d’une évolution sociale, on peut déduire que la société canadienne s’est emparée de la chose quelque part dans les années soixante.
Pourtant, ce n’est qu’en 1985 que la Cour Suprême du Canada se prononce pour la première fois là-dessus. Et que je sache, l’occupation régulière et significative de l’espace médiatico-public des thèmes de la diversité culturelle, du défi de l’intégration et des valeurs identitaires de l’immigration est assez récente. Et malgré une solide tradition au pays d’y aller d’une commission dès qu’il y a un « problème », celle des accommodements au Québec n’a été nommée qu’en février dernier !
Bref, comment expliquer que la pertinence d’une politique ne se révèle véritablement que bien des années après sa naissance ? Et à ce sujet, les débats actuels ne montrent-ils pas justement un échec relatif de cette politique ?
Même si on s’entend qu’il ne suffit pas d’adopter une politique pour que les problèmes disparaissent comme par magie – ou pour éviter qu’ils émergent – son but n’est-il cependant pas de sensibiliser la population ? Car sur le plan symbolique, le message lancé dans la société est fort. En témoigne l’icône qu’est le multiculturalisme aujourd’hui dans l’identité canadienne aux côtés de la Sainte Trinité (l’assurance-maladie, le bilinguisme et la Charte).
Si le multiculturalisme semble échouer là où il est censé réussir – n’est-il pas brandi à la face des canadiens par ces minorités qui exigent d’être accommodées ? – c’est peut-être parce que son objectif n’était pas d’être une réponse au défi de la diversité culturelle.
Retour en arrière dans les années 60 pour y voir plus clair.
Selon les calculs du Conseil Canadien du Développement Social, l’immigrant était à 90% originaire d’Europe avant 1961. Et jusqu’en 1971, anglais, irlandais et états-uniens sont les principales cohortes. Ce que confirment les statistiques sur l’immigration (1966-1996) de CIC disponibles sur son site : c’est en 1973 que l’immigration se diversifie vraiment avec des groupes importants venant d’Asie, d’Afrique ou du Moyen-Orient.
Ainsi, fin des années 60, l’immigrant – majoritairement blanc, en provenance d’Europe ou des États-Unis – arrivait donc dans un pays surtout composé de descendants issus des colonisations anglaise et française.
Rien à voir avec le multiculturalisme tel qu’on l’entend aujourd’hui. En fait, la raison d’être principal de ce multiculturalisme – excepté celle de noyer la minorité francophone – avait été de « récompenser » la loyauté de cette immigration européenne envers le Canada durant la Seconde Guerre Mondiale. Reconnaître son origine culturelle « différente », c’était une façon de la remercier pour avoir choisi d’adhérer aux valeurs traditionnelles canadiennes.
Autrement dit : nous canadiens de souche, tenons à vous remercier d’être devenus comme nous en honorant votre différence (ou comment assimiler de façon politiquement correcte).
Il n’y avait donc pas grand risque, à l’époque, de voir cette approche malmenée dans ses principes idéologiques. Comme le ferait – par exemple – un immigrant profitant des largesses qu’offre le multiculturalisme pour préférer vivre à côté des canadiens et non avec eux. À fortiori quand l’intégration de ceux issus des minorités visibles semblait bien marcher aussi.
Le temps aidant, cette apparente paix sociale a permis la sacralisation du multiculturalisme. Tant du côté du canadien de souche que du côté de l’immigrant. À la différence près que dès le départ, ce consensus social semble avoir reposé sur un malentendu sur la définition du multiculturalisme. En effet, le Canada y voyait une invitation faite à l’immigrant d’adhérer in fine à ses valeurs (imitant ainsi exactement tous ceux qui l’avaient précédé). Par contre, l’immigrant – en particulier le nouveau, celui culturellement de plus en plus différent – y comprenait la possibilité de préserver intégralement ses propres valeurs (fussent-elles opposées à celles canadiennes).
Cette invitation implicite serait l’expression du concept d’espérance libérale utilisé en sciences sociales, selon Will Kymlicka. C’est-à-dire l’espoir de voir l’immigrant adhérer aux valeurs de la société qu’il accueille si cette dernière, libérale et démocratique, lui offre dès son arrivée des termes équitables d’intégration. C’est la stratégie de la main tendue. Que l’immigrant aura la décence de ne pas mordre, thank you.
Et si le malentendu a mis autant de temps à se révéler, c’est simplement parce que pendant des années, le multiculturalisme s’est surtout limité à la cohabitation de canadiens et d’immigrants culturellement très proches. Proximité culturelle faisant prendre pour une réalité (succès du modèle canadien d’intégration) ce qui n’était en fait qu’une illusion (y’a-t-il vraiment intégration quand les deux groupes sont si proches culturellement ?).
C’est comme dire que le modèle d’intégration québécois serait une réussite totale si l’immigration au Québec ne s’était limitée qu’aux français par exemple.
Bref, ce qui avait été au départ un pari raisonnable – si tenté qu’on puisse l’appeler ainsi tant le risque était minime – se révèle aujourd’hui un redoutable chèque en blanc fait aux vagues d’immigration dont le portrait a bien changé depuis 1971. Redoutable pour quatre raisons. Premièrement, parce qu’il n’existe aucune garantie que l’espérance libérale canadienne sera comblée. Deuxièmement, parce que les débats actuels sur l’immigration semblent montrer que la politique du multiculturalisme a été subtilement détournée de son intention première : de récompense envers ceux déjà installés, elle sert d’outil de revendication pour ceux installés après. Troisièmement, il est toujours très difficile de remettre en question une partie de son identité. Et ça l’est encore plus quand il s’agit d’un morceau dont on est très fier. Et quatrièmement, c’est tout aussi difficile de se départir d’un filon qu’on a largement exploité pour se faire un beau petit capital politique partout dans le monde.
Autrement dit : le point de non-retour est probablement dépassé depuis trop longtemps pour que le Canada envisage sérieusement une remise en question. À court terme en tout cas.
En témoigne la promulgation de la Loi sur le multiculturalisme en 1988 : en lui conférant un caractère désormais officiel et juridique, on a choisi la fuite en avant plutôt que la douloureuse – mais saine – remise en question. Fuite qui va s’accentuer avec des programmes tels que la mise en valeur des langues officielles, la promotion des symboles canadiens ou encore la Fondation sur les relations raciales.
Une déclinaison de la politique originale en multiples programmes ciblés reflétant autant de tentatives canadiennes de gérer les défis reliés à une diversité culturelle croissante.
En soi, je n’ai rien du tout contre de tels programmes dont l’utilité civique est indéniable. C’est l’esprit sur lequel ils reposent tous que je remets en question dans la mesure où la philosophie du multiculturalisme qui prévalait à sa naissance n’a jamais été pensée ni prévue pour répondre aux défis actuels de l’immigration. Pourquoi rajouter un patio à l’arrière de la maison quand tu as un doute sur la solidité de ses fondations ?
Mais des voix s’élèvent au Canada anglais pour que cet examen de conscience se fasse. Récemment encore, John Martin du journal The Province (Vancouver) soulignait que le débat du port du voile lors d’élections occultait la vraie question de fond : celle de la conception actuelle du multiculturalisme qui nuit à l’intégration en favorisant la fragmentation sociale.
Est-ce que je pense que le Québec est « meilleur » avec son interculturalisme ? À date, oui définitivement. Parce que les québécois sont plus lucides et matures ? Bien sûr (laissez-moi quelques illusions !). Sérieusement : c’est tout bêtement parce qu’ils sont minoritaires. Par nature, ils sont donc plus sensibles quand il s’agit de droits collectifs ou d’atteinte à leur caractère distinct. L’espérance libérale québécoise est donc beaucoup plus clairement déterminée.
Est-ce qu’il y a une solution à tout cela ? Excepté mes réflexions dans mon billet sur la Charte Canadienne, je vois deux pistes intéressantes.
La première est celle qui a toujours fait venir/bouger l’immigration : l’économie. L’économie canadienne va très bien et, surtout, va le rester pour très longtemps encore. Voilà l’occasion inespérée de revisiter multiculturalisme et espérance libérale, autant de questions délicates qu’il est toujours plus aisé d’aborder quand l’emploi se porte bien. Ça aide à atténuer préjugés potentiels et chicanes inutiles (genre l’immigrant voleur de jobs). Bonne chose donc que le Québec se livre maintenant à l’expérience de la Commission Taylor-Bouchard. Histoire de gratter le bobo comme il faut sans avoir, en plus, une récession au-dessus de la tête. C’est ce que semble avoir enfin compris Charest en fin de semaine dernière : c’est perdu d’avance que d’aborder le sujet de l’immigration de front en allant sur le terrain identitaire car c’est le carré de sable de Marois et Dumont. Mieux vaut y aller par la bande en revenant au core business du PLQ : le développement économique. Crée de la job et l’espérance libérale québécoise s’en portera automatiquement mieux.
La seconde est venue, en 2006, du politicien le plus méconnu et le plus improbable à l’époque pour le Québec et le Canada au sujet de la question multiculturelle : Stephen Harper. Et sa motion sur la reconnaissance de la nation québécoise. Aussi symbolique et électoraliste qu’elle soit, cette motion a eu pour surprenant effet de montrer qu’il est possible de questionner le dogme du multiculturalisme sans voir le pays éclater en mille morceaux.
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