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Les jours qui disparaissent

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Les jours qui disparaissent

Je me souviens surtout de ses magnifiques yeux bleus, mais aussi de ses cheveux noirs et de sa grâce un peu bohème.

Elle est cette tante excentrique que nous avons peut-être tous – ou dont nous rêvons sinon. Une tante comme on en voit dans les romans, qui aurait pu être satisfaite de sa grande beauté, de son boulot et de son téléviseur, mais qui s’est plutôt lancée dans une ambitieuse quête de spiritualité…. pour trouver le bonheur – le vrai, celui qui nous rend béat d’admiration devant des tomates mûres au marché et celui qui nous donne envie de faire du bien aux autres.

C’est celle qui, la première, vous parle comme une adulte et réussit à vous sortir de votre rébellion adolescente un peu primaire, tout simplement parce qu’elle a compris qu’il ne sert à rien de vous contredire systématiquement. C’est celle qui a compris très tôt que vous aurez du mal à faire votre chemin dans la vie. Mais qui ne vous en veut pas.

Quand j’étais très petite, elle m’a offert un pendentif, un cœur avec un grenat au milieu. Quand j’étais un peu moins petite, elle m’a offert une broche en forme de cœur – toujours ce symbole, peut-être parce qu’elle avait compris que l’amour m’était distribué au compte-gouttes. Malgré la maladie, elle continue d’avoir un mot gentil pour tous. À la jeune fille qui lui sert son repas, elle s’exclame systématiquement : «Je te trouve tellement belle». Sa spontanéité parfois décalée désarme. Elle a 10 000 choses à dire et sait qu’il n’y a pas beaucoup de temps pour les dire. Surtout, elle tient rigoureusement à manifester ses émotions aux gens qui l’entourent, sans ces ridicules inhibitions qui sont pourtant de famille. Soucieuse de ne faire de chagrin à personne, elle fouille désespérément dans sa mémoire afin de se composer une façade à peu près crédible.

Aux dernières élections provinciales (mais non, rassurez-vous, je ne vous parlerai pas encore de politique), ma tante s’est retrouvée devant sa voiture, complètement désorientée (on l’aurait été à moins, après l’élection de Jean Charest – d’accord, d’accord, j’ai promis de ne pas en parler). À partir de ce moment, elle a cessé peu à peu de sortir et de s’alimenter. Un jour, dans une pharmacie où elle était bien obligée d’aller de temps en temps, elle a dû reconnaître que toute sa journée avait disparu de sa mémoire, et également la journée d’avant, et celle d’avant….

Elle a demandé à sa sœur : «Est-ce que je vais devenir folle?» et sa sœur, sûrement très triste mais toujours cinglante, lui a répondu : «Ben non. T’as TOUJOURS été folle». Elles ont eu une crise de fou rire et ma tante a demandé quel était ce film américain avec deux petites vieilles un peu grincheuses, un peu fofolles. «Julie doit savoir ça», a dit sa sœur. (Arsenic and Old Lace, de Frank Capra, probablement).

Sa sœur, c’est ma mère. Et ma mère vient donc de m’annoncer qu’elle fait ses cartons pour de bon et part vivre dans une «résidence pour personnes en perte d’autonomie», à Sainte-Foy, pour accompagner sa sœur dans cette terrible maladie de l’oubli. Soulagée de son aveu, elle m’expose les prospectus et les plans de la résidence. Insonorisation complète, piscine, infirmière sur place 24 heures sur 24, garde de sécurité, bouton « panique », accès Internet, bridge, pétanque, shuffleboard (et pis c’est quoi, d’abord, un shuffleboard?), épicerie internationale à 3 minutes de marche. Ma mère, si chiante, mais si bienvenue parfois, déménage à 500 kilomètres.

Days, days, days run away like horses over the hill….

Comme le temps file, quand même. Hier j’étais une pré-ado qui faisait la moue chez Temporel avec ma tante et ma mère dans le Vieux-Québec, et me voilà en train de trier et donner les affaires de bébé que je n’utiliserai plus, pendant que ma mère m’annonce qu’elle part vivre dans une «résidence».

Mon frère lui a dit : «Mais c’est trop cher. Pense à ton affaire». Les conseils moraux et financiers de mon frère ont la capacité de m’inspirer une longue litanie d’insultes publiques, bilingues, très colorées, dont je vous épargnerai, mais que j’espère avoir un jour le courage d’assumer et d’adresser directement au principal intéressé. Ma mère est motivée par les liens du sang, je peux le comprendre. Ce sont ces liens qui m’ont convaincue de me poser ici. L’ironie étant que l’objet de mon dévouement s’échappe maintenant pour aller ailleurs où je ne serai pas.

Et puisqu’on en parle, ma mère décrète sans ambages qu’il serait peut-être opportun que je me branche professionnellement et géographiquement.

Et voilà, c’est la raison pour laquelle je vous parle de résidences pour personnes âgées aujourd’hui. J’ai bien essayé de vous parler d’immigration ou de politique – je sais que vous aimez tellement ça – mais à vrai dire je n’en ai pas le cœur, même si la pensée que Belinda ait dansé au son de «Beautiful Day» jusqu’aux petites heures du matin dans un bar d’Ottawa me donne envie 1) de ne pas écouter U2 pendant une heure ou deux ; 2) d’écraser toutes les tulipes à Ottawa en hurlant «Au diable Victoria, vive les Patriotes» et 3) de vous exposer ma vision du «Canada 101» pendant encore 179 chroniques au moins.

Mais non, au lieu de ça, je pense aux 6000 kilomètres que j’ai faits parce que mon frère m’a convaincue qu’il fallait qu’on s’occupe de notre mère, et là voilà qui me file entre les doigts et m’oblige à me sortir la tête du sable pour réfléchir à ce que je vais faire. Là tout de suite maintenant, avant que le jour ne disparaisse. Québec ou Montréal ?… Tic-tac-tic-tac-tic-tac….

…. And today just disappeared.

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Écrit par
JayJay

Née sur la Côte-Nord québécoise et Montréalaise dans son coeur, JayJay a immigré en France en 1997 pour des raisons professionnelles mais surtout par amour pour un Français. Après un mariage et la naissance de deux petits franco-canadiens en 2000 et 2003, la petite famille a quitté Paris pour s'installer au Québec.

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