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Les travailleuses fantômes

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En décembre dernier, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJQ) statuait que l’exclusion des domestiques et des gardiennes de la Loi sur les accidents de travail et des maladies professionnelles (LATMP) est discriminatoire. En effet, selon la Commission, cela violerait l’article 10 de la Charte Québécoise des droits et libertés. Ces professions, essentiellement féminines, sont déjà socialement stigmatisées sur le marché du travail : la plus récente analyse à ce sujet de l’Institut de la Statistique du Québec montre qu’en 2006, les femmes continuent de disposer d’un revenu disponible inférieur à celui des hommes. Concentrés surtout dans le secteur des services, les professions féminines se caractérisent également par leur précarité et la faiblesse des avantages sociaux incitant certains à les qualifier de « ghettos féminins ».

Dans le cas plus spécifique des domestiques et des gardiennes, ces professions sont surtout occupées par des immigrantes. Il s’agit en majorité de femmes originaires des Philippines embauchées dans le cadre du Programme Fédéral d’aides familiaux résidants. Selon le site de CIC, les tâches de l’aide familial sont la garde d’enfants et le soutien au domicile. Nous avons ainsi des femmes, oeuvrant dans un secteur d’activité se caractérisant par sa multi-précarité et qui, en tant que travailleures étrangères, ne sont pas nécessairement au fait de leur droits et responsabilités face aux Lois et Normes du Travail. Et dernier point non négligeable : la personne vit au domicile de la personne qui l’emploie. Est-ce faire dans l’alarmisme que de trouver ici toutes les conditions favorables pour créer potentiellement une situation inquiétante ?

Bien sûr, tous les employeurs ne sont pas des tyrans en puissance et toutes les immigrantes engagées dans le cadre de ce programme fédéral ne vivent pas des histoires d’horreur. Toutefois, le problème doit avoir une certaine ampleur pour que Zone Libre, une émission d’affaires publiques de Radio-Canada, se penche sur le sujet en 2003. Je le répète : trop de conditions sont réunies ici pour démultiplier la vulnérabilité de plusieurs de ces femmes livrées aux mains de certains employeurs sans scrupules.

Alors bien sûr, il faut agir : l’avis du CDPDJQ est donc un autre pas dans la bonne direction pour espérer enrayer ce fléau. Ceci étant, s’il suffisait d’avoir des commissions qui émettent des avis pour effacer un problème, je ne serais pas en train d’écrire ces lignes et vous de les lire. En d’autres termes, le problème a des racines profondément socioculturelles qui exigent un réel travail collectif qui nous interpelle toutes et tous.

En Occident, quand les femmes ont pu intégrer massivement le marché du travail après la seconde guerre mondiale, elles sont sociologiquement passées de l’obscurité à la lumière. Elles ont ainsi pu quitter la sphère privée du foyer familial à la sphère publique du marché du travail, acquérant du même coup droits et libertés individuelles. Certes, la femme était déjà un sujet juridiquement reconnu avant le second conflit mondial – est-il cependant nécessaire que la québécoise a obtenu le droit de vote qu’en 1940 ? – mais nous conviendrons que le poids des traditions était beaucoup plus prononcé. En effet, nul ne contestera que, dans les faits, la femme était – et reste encore à bien des égards – loin d’être l’égale de l’homme que ce soit en Occident ou ailleurs dans le monde, du reste.

Si je représente l’espace familial comme la sphère privée obscure pour la femme, c’est parce qu’elle y porte, quasiment seule, depuis des siècles ce travail ne bénéficiant d’aucune reconnaissance sociale (ménage, vaisselle, repassage, cuisine, etc). Travail dont, pourtant, l’utilité sociale est incontestable : aucune grande civilisation, aucune société évoluée et aucun bâtisseur illustre sans l’armée de petites mains de l’ombre pour ramasser, récurer, nourrir, nettoyer, entretenir. Cependant, malgré cette évidente utilité, le travail domestique n’a aucune valeur sociale car il « va de soi » : il n’exige aucune adresse particulière ni aucun travail intellectuel spécifique. N’importe qui peut donc le faire et à ce titre, la femme était donc particulièrement « bien » placée pour se le voir confier. Car l’homme doit assumer des tâches plus difficiles – au sens socialement valorisé – telles que la chasse, la pêche, la guerre, le travail ; activités se réalisant toutes, par nature, à l’extérieur de la sphère familiale. Sortir de la maison, c’est donc exister.

Ainsi, les immigrantes œuvrant en tant qu’aides familiaux résidants – et vivant au domicile de leur employeur – ne sont pas loin de cristalliser toutes ces représentations sociohistoriques de la place de la femme et de la valeur du travail domestique dans l’obscurité de la sphère privée. À plusieurs égards, elles sont des travailleuses fantômes dont peu se soucient et encore moins de gens voient et personnifient en ce sens une des lacunes de notre système d’immigration. Mais l’occasion est aussi intéressante d’en profiter pour se questionner également sur le défi de l’égalité sexuelle dans nos sociétés occidentales.

Ainsi, prenons par exemple le concours « Chapeau les filles » du Ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport (MELS) : il a pour objectif d’aider les québécoises aux études à diversifier leurs choix de carrière et à soutenir celles étudiants dans des formations traditionnellement masculines. L’idée étant de briser le cercle vicieux des fameuses professions vues comme des « ghettos féminins » en supportant les québécoises à s’investir ailleurs. Si l’intention est très louable en apparence, le message implicite semble plus inquiétant : pousser les filles à choisir un métier traditionnellement masculin, c’est non seulement dévaloriser les métiers féminisés mais c’est surtout confirmer que le modèle masculin du travail est plus intéressant ! Il ne s’agit donc pas tant ici de redonner à la femme sa juste place aux côtés de l’homme que de masculiniser sa place dans la société. Le choix est donc dramatiquement simple : soit faire comme les hommes, soit rester un fantôme. Une vraie lutte à l’égalité sexuelle aurait dû logiquement aboutir à la création de l’équivalent masculin – « Chapeau les gars » – qui inciterait les québécois aux études à diversifier leurs choix de carrière et à les soutenir dans des formations traditionnellement féminines. Seulement voilà, les professions féminisées sont statistiquement moins intéressantes sur le plan financier. C’est un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue.

Il est donc paradoxal qu’un concours censé briser un rapport de domination basé sur le genre semble œuvrer à le renforcer en réalité … Dans mon travail d’enseignement, je suis d’ailleurs toujours intrigué de voir que de manière générale, les étudiantes les plus sensibles à la cause féministe sont aussi celles qui démontrent le plus de qualités considérées comme étant socialement masculines : sens de l’initiative, entrepreneurship, ascendant, force de caractère, etc.

Tant que nous ne prendrons pas le temps de voir exactement jusqu’où s’insinuent justement ces rapports de domination – « de la domination masculine » de Pierre Bourdieu est d’ailleurs une introduction intéressante à ce sujet – il nous faudra malheureusement toujours compter sur des mécanismes comme la CDPDJQ pour (tenter de) défaire d’un côté ce que le concours du MELS consolide de l’autre côté.

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