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En novembre dernier, la Vérificatrice Générale du Canada, Sheila Fraser, a déposé son plus récent rapport à la Chambre des Communes. Si vous êtes un de ces milliers d’immigrants en attente de traitement de votre demande d’immigration au Canada, ce rapport devrait avoir toute votre attention. Une des fonctions de Mme Fraser est d’assurer la surveillance du Gouvernement Fédéral en effectuant des audits des programmes gouvernementaux en vue de faire, le cas échéant, des recommandations pour en améliorer l’efficacité. Elle ne peut pas forcer le gouvernement à changer ses pratiques mais peut porter à l’attention de la Chambre des Communes – auprès de qui le gouvernement est imputable – des irrégularités ou des déficiences (quand tel est le cas) : à charge ensuite aux députés d’en faire l’usage qu’ils jugent nécessaire.

Sheila Fraser est donc en quelque sorte notre chien de garde – comme l’est Renaud Lachance au niveau québécois – car nos parlementaires n’ont pas toujours les moyens, ni l’expertise et encore moins l’impartialité qu’exigent souvent un travail rigoureux d’analyse et d’évaluation de l’appareil gouvernemental. C’est un de ses rapports qui est à l’origine de l’éclatement du scandale des commandites et de la Commission Gomery en 2006.

Ainsi, son équipe et elle se sont intéressés à la sélection des travailleurs étrangers en vertu du programme d’immigration (chapitre 2 de son rapport), faisant d’elle votre chien de garde ici plus spécifiquement. Il est notoirement connu que la gestion du traitement des demandes d’immigration du programme canadien accuse un retard très important et ce, depuis plusieurs années. Logique donc que Mme Fraser s’y intéresse et ce, dans l’intérêt de milliers de demandeurs et de leurs familles partout dans le monde. Ainsi, parallèlement à certains événements liés à l’immigration et beaucoup plus visibles sur le plan médiatique (ex : question des accommodements raisonnables, code d’Hérouxville, meurtres d’honneur, dossier des minarets en Suisse), il y en a d’autres qui mériteraient tout autant notre attention. Certes, beaucoup moins passionnant et beaucoup plus technique mais, de manière très concrète et à court terme, ce sont eux et non le code d’Hérouxville qui vont avoir le plus d’influence sur votre immigration canadienne.

Voici quelques morceaux choisis de son rapport assortis de mes commentaires :

1)    Le gouvernement fédéral a eu une vision à court terme de la gestion de l’énorme inventaire des demandes en attente (plus de 600 000 dossiers accumulés jusqu’en février 2008 : CIC estime qu’il lui faudra entre 8 et 25 ans pour en venir à bout …) : en ce sens, il pêche par son manque de coordination en se révélant incapable de planifier les prévisions futures. C’est le reflet du partage de la compétence de l’immigration au Canada : aux provinces de déterminer leurs besoins et au fédéral de les valider. En clair, l’immigrant va immigrer dans un « pays » (le Canada) mais va vivre dans une province ou un territoire. Par exemple, être accepté comme médecin par CIC ne veut pas dire que la province ou le territoire de destination va accepter que l’immigrant puisse y pratiquer. Ce n’est pas contradictoire : c’est ce qu’on appelle la confédération canadienne

2)    Le nombre d’immigrants  du programme des candidats des provinces (sélectionnés par les provinces que CIC s’engage à traiter) a explosé : 471% d’augmentation de 2004 à 2009. Ça montre la transformation du paysage économique canadien : montée en puissance de l’Alberta et des provinces atlantiques, déclin de l’industrie automobile ontarienne, de l’industrie textile québécoise. C’est la régionalisation de l’économie canadienne : les besoins entre provinces diffèrent tellement aujourd’hui qu’un programme pancanadien semble moins pertinent. Rien de bien excitant pour favoriser l’unité canadienne.

3)    La détermination des besoins (compétences, qualifications, métiers, professions) est effectué par Ressources Humaines et Développement des Compétences Canada (RHDCC) qui les transmet à CIC pour qu’il puisse déterminer, à son tour, les profils d’immigration recherchés. C’est l’approche adéquationniste : faire rentrer au Canada les compétences que le marché du travail intérieur a besoin. Sur papier, c’est une logique reposant sur le bon sens où tout le monde est supposé sortir gagnant. Pour que cela marche, le principe veut notamment qu’il y ait une mise à jour régulière de ces besoins de compétences pour ajuster en conséquence les profils. Or, Mme Fraser a constaté, dès l’an 2000, que cette mise à jour n’avait pas été faite depuis sept ans. Et de rajouter que cette mise à jour se complique du problème des professions réglementées, dont la juridiction diffère selon les provinces et territoires. En clair : on n’est donc pas sortis du bois.

4)    Nombre moyen de mois pour traiter une demande au sein des dix missions canadiennes traitant 80% des demandes d’immigration dans le monde : 63 mois. La mission la plus « rapide » est Buffalo (États-Unis) avec une moyenne de 25 mois et la plus « lente » est Accra (Ghana) avec 87 mois

5)    Jusqu’aux modifications de la Loi sur l’immigration en juin 2008, CIC devait obligatoirement traiter toute demande d’immigration conforme aux exigences et ce, malgré la montagne d’arriérés de dossiers qui ne cessaient de s’accumuler. Hallucinant : l’agent d’immigration devait ainsi accepter un dossier en sachant pertinemment qu’il allait le mettre la seconde d’après sur une énorme pile en attente. C’est la traduction administrativement très concrète de la philosophie multiculturaliste qui a longtemps imprégné l’approche canadienne en termes d’immigration : on ouvre les robinets et on verra bien après. Dans un papier précédent, je me suis déjà prononcé en faveur d’un gel des seuils d’immigration et je maintiens cette position car elle nuit à tout le monde. En novembre 2008, le ministre de l’immigration a posé une série de dispositions pour resserrer la recevabilité des dossiers : 38 professions sont maintenant admissibles en priorité (au lieu des 351 auparavant) ; favorisé ceux résidant depuis au moins un an au Canada comme travailleur étranger temporaire ou étudiant étranger ; remboursement des frais de traitement si le candidat acceptait de retirer sa demande d’immigration. Jusqu’à maintenant, ce train de mesures n’a pas permis de réduire l’inventaire autant qu’espéré

En résumé, le système bureaucratique de l’immigration canadienne ressemble à un fouillis plus ou moins ordonné où les doublons sont légions, les critères d’évaluation et de suivi sont peu clairs et où un système informatisé mondial manque cruellement. Ainsi, une partie de l’inefficience relevée par Mme Fraser dans le système actuel peut trouver sa résolution dans une réorganisation plus efficace : il s’agit là d’une « simple » question de productivité, de gestion, de communication entre agences gouvernementales (CIC, RHDDC et services frontaliers) et de rationalisation des procédures existantes. Cependant, une autre partie du problème réside dans la répartition actuelle de plusieurs compétences relatives à l’immigration : d’une part, ce sont les provinces et territoires qui définissent de plus en plus eux-mêmes leurs besoins mais c’est pourtant toujours le fédéral qui accorde le visa en bout de ligne. D’autre part, ce sont aussi provinces et territoires qui réglementent professions et métiers sur lesquels le fédéral n’a aucune autorité. Or, quel est l’une des raisons majeures de l’immigration canadienne ? La main-d’œuvre, la pénurie de compétence, le besoin en qualifications, c’est-à-dire en grande partie le monde des professions et des métiers. Ici, il ne s’agit donc pas de pure réingénierie administrative mais de rapports de pouvoirs agissant sur les terrains politique et constitutionnel car il n’y a pas de gestion centralisée de l’immigration au Canada.

Historiquement, dès que le fédéral proposait une mesure (en santé, éducation, droit, etc.) qui relevait de la compétence stricte des provinces et territoires, ces derniers l’ont généralement interprété comme un empiètement dans leur champ des compétences. Cela rend donc l’harmonisation dans plusieurs domaines d’activité très difficile, voire impossible. Mme Fraser indique dans son rapport qu’à cet effet, le gouvernement fédéral doit faire preuve de « leadership stratégique » pour créer, en concertation avec les provinces et territoires, un cadre pancanadien de l’évaluation et de la reconnaissance des qualifications étrangères, c’est-à-dire une réglementation commune coast to coast pour faciliter la circulation et l’installation des immigrants.

Un leadership stratégique : voilà tout un euphémisme pour désigner une problématique fondamentale, profonde et historique traversant et définissant l’idée même du Canada depuis ses débuts. C’est-à-dire le fait que le Canada est le résultat d’un équilibre précaire de droits, de responsabilités et de pouvoirs entre plusieurs entités fédérés ayant fait le pari que cela peut marcher. Et si le passé est garant du futur, il y a malheureusement très peu de chances pour que l’immigration constitue LA raison pour laquelle provinces, territoires et gouvernement fédéral s’entendent un jour pour stabiliser définitivement cette équilibre.

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