Alors comme ça, le Québec est une nation au sein d’un Canada uni. Mon intention dans cette chronique n’est pas d’aborder directement cet événement en soi mais de regarder certaines implications touchant l’immigration.
On le sait, le discours officiel insiste sur la richesse de l’apport immigrant pour les sociétés canadienne et québécoise et sur le plan économique en tout premier lieu. Le Canada, comme concept marketing, se vend très bien dans le monde notamment grâce à son approche multiculturelle.
Ainsi, Thabo Mbeki, le président sud-africain, ne tarissait plus d’éloges concernant le Canada pour avoir nommé l’haïtienne Michaëlle Jean, au poste très symbolique de Gouverneure Générale. Pourtant, face aux pressions au pays, cette dernière a dû renoncer à sa citoyenneté française pour prouver son attachement premier au Canada. Le tout beau tout neuf chef du PLC, Stéphane Dion, héraut du protocole de Kyoto mais surtout ardent défenseur du fédéralisme canadien, subit les mêmes pressions pour renoncer également à sa citoyenneté française. Certains prétendant en effet que sa loyauté envers le pays serait questionnable dans une situation qui opposerait le Canada et la France.
Michaëlle Jean Gouverneure Générale. Source |
Stéphane Dion chef du Parti Libéral du Canada. Source |
J’entends tout ça et je me demande ce qui se passe. Car d’un côté, il y a ce discours très inclusif qui veut faire des communautés culturelles des composantes majeures du Canada d’aujourd’hui et de demain. Et de l’autre côté, il y a ces montées de barricades pour exiger une « pureté » canado-canadienne de certaines personnalités au pays. Tout cela dans un contexte international où, mondialisation oblige, on se demande si souveraineté nationale et citoyenneté veulent encore dire quelque chose, voilà qu’une motion vient reconnaître le Québec comme nation. Vu de l’extérieur, mettons que ça détone un peu.
Comme plusieurs personnes l’ont écrit avant moi, le Québec est une zone de subduction culturelle et linguistique comme il en existe d’autres ailleurs (ex : Suisse, Rwanda, Pays Basque). S’il existait une échelle de Richter pour le brassage identitaire, nul doute que le Québec serait classé zone à activité élevée. Lieu où des frottements culturels s’opèrent et où foisonnent une intense activité néologique (ex : courriel), des explorations juridiques (accommodements raisonnables) et des stratégies d’intégration conflictuelles (multiculturalisme canadien et interculturalisme québécois le tout à l’ombre du melting pot états-uniens).
Et si c’était pas suffisant, notons aussi que le Québec a tardivement entamé sa marche vers l’émancipation comparativement au grand mouvement de décolonisation qui a suivi la seconde guerre mondiale. Et cette émancipation n’a pas aboutit à une souveraineté nationale qui est la suite logique de la réappropriation linguistique, économique et culturelle qu’a connu le Québec dès la Révolution Tranquille. Ainsi, plusieurs pays nouvellement créés ont pu cristalliser leurs identités nationales autour d’une souveraineté certes encore bien fragile mais officialisée du moins. Alors que la nation québécoise ne peut incarner sa très forte identité nationale dans une souveraineté légitimée. Ce non-achèvement met le Québec en décalage face au mouvement global des nations, toutes par ailleurs de plus en plus verrouillées sur le rythme de la convergence économique et même citoyenne.
On peut donc constater une sorte de « retard » québécois qui ne peut officiellement s’affirmer comme pays face à un concert des nations qui, elles, s’unissent déjà en grands blocs économiques (ALENA, CEE, Mercosur, APEC), prémisses d’une citoyenneté globalisée. Pourtant, lui-même intégré dans un de ces blocs, le Québec y tire toutefois son épingle du jeu : j’y reviendrai plus tard.
Mais ce décalage, quel impact a-t-il sur l’immigration au Québec ? En faisant preuve d’empathie, imaginons comment pourrait alors réagir un immigrant arrivant au Québec :
1] Il tombe sincèrement et littéralement des nues lorsqu’il découvre un identitaire québécois très fort (« tricoté serré ») mais en même temps difficile à saisir (francophone-canadien-nord américain) et très revendicatif (« on est au Québec ici, pas au Canada ») au point, selon lui, d’exhaler des relents de nationalisme alors qu’il pensait cette question depuis longtemps réglée et enterrée dans le magma de la confédération canadienne
2] Il peut alors opérer un mouvement de recul face à cet identitaire québécois qui fait montre, en apparence, d’intransigeance face à certaines demandes d’accommodements jugées abusives car menaçant la cohésion sociale. L’immigrant peut alors interpréter cette attitude comme étant une atteinte à certaines libertés individuelles, ce qui interpelle souvent celui originaire d’un pays dont l’identitaire, tout comme le Québec, porte l’empreinte indélébile du colonialisme
3] Il peut alors finir par se replier dans un communautarisme forcené qui semble refléter, à bien des égards, le compromis que l’immigrant fait entre son interprétation d’un désir collectivisé d’une société québécoise qui cherche à l’assimiler et son désir, bien personnel celui-là, de bénéficier des mesures sociales qu’offre cette même société qu’il repousse pourtant
Tout cela prend beaucoup de sens quand l’immigrant se sait utile c’est bien pour cela qu’on lui a octroyé le visa de résident permanent et qu’il compte bien « s’exploiter » au maximum. De toute façon, on est en Amérique du Nord, non ? Il est donc devenu et ça, il le sait très bien un enjeu stratégique, catalysant à lui seul des attentes à la fois économique, mais aussi linguistique et surtout culturelle. Car c’est l’avenir d’une société qui est dans la balance. Comme toute société ayant à gérer le vieillissement de sa population. À la différence près que la population âgée de la société québécoise passera d’un niveau important (12% de la population totale) à un niveau considérable (24%) en seulement trente ans. Alors que les autres sociétés occidentales (incluant le reste du Canada) auront à gérer le même processus sur une période beaucoup plus longue de soixante ans.
Alors si les sociétés canadienne et québécoise sont appelées à connaître un taux de multiculturalisation croissant, pourquoi s’étonner que de plus en plus de personnalités au pays possèdent une autre citoyenneté que celle canadienne ? N’est-ce pas récolté ce qu’on a semé ? Bien entendu, je ne fais pas uniquement référence à Mme Jean et Mr Dion : disons que leur notoriété permet la révélation d’un phénomène encore médiatiquement discret mais dont l’impact est profond. Comme l’affaire des canadiens évacués du Liban au frais du contribuable canadien.
Autrement dit, comment espérer construire une société multiculturelle et en faire un élément majeur du rayonnement du Canada dans le reste du monde si, de l’autre côté, des voix s’élèvent pour dénoncer le comportement opportuniste avéré ou potentiel – de certains binationaux (et parfois même trinationaux) ? Même son de cloche à l’extérieur du Canada à l’exemple de Mr Bouteflika, président de la république algérienne démocratique et populaire, qui sommait les binationaux de choisir entre le passeport algérien et celui de l’autre pays.
Rien d’étonnant là-dedans.
Parce que nous avons voulu la mondialisation économique. Et sa réalisation exige la liberté de circulation des capitaux, des biens, des services et surtout des compétences. Comme nous ne sommes pas encore rendus à bannir toutes les frontières, des moyens de contournement sont donc explorés. En ramenant ainsi ces grandes tendances structurelles sur un plan individuel, il est donc logique que l’immigrant finisse par concevoir la citoyenneté juridique comme un bien marchand exactement au même titre qu’une troisième langue, un diplôme universitaire ou un réseau de contacts bien fourni. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’une multi-citoyenneté réduit les contraintes administratives d’installation, de travail et de protection sociale dans les pays dont on est un national. Et comme il faut penser global mondialisation oblige on magasine la valeur marchande des citoyennetés disponibles sur le marché en fonction des conditions d’obtention (coûts) et des possibilités futures de mobilité (profits). Un exemple ? En étant franco-canadien, c’est l’Union Européenne (avec en bonus les DOM et POM), toute l’Amérique du Nord sous certaines conditions et à vérifier peut-être le Commonwealth. À quand la Bourse des citoyennetés ?
Bien sûr, c’est un comportement opportuniste, utilitariste et profondément stratégique selon une certaine idée de la morale. Mais à quelque part, dépouillée de leur rectitude politique, n’est-ce pas sensiblement dans les mêmes termes que nous pourrions qualifier les politiques d’immigration de toute société occidentale en mal de main-d’œuvre qualifiée, jeune et productive ? Ainsi, quand des multinationales et des pays sont engagés dans une course aux talents à l’échelle planétaire, il serait alors bien naïf de croire que l’immigrant ne sera pas engagé, lui aussi, dans cette même logique. Ainsi, comment espérer stabiliser l’immigrant au pays, alors que pour le faire venir ici, on l’a justement convaincu qu’il devait être mobile ? Hier l’Europe, aujourd’hui l’Amérique du Nord et demain frappe déjà à la porte avec la Chine. Et nous ne parlons ici que des cinquante dernières années !
Dans ce contexte, les efforts acharnés de la société québécoise à maintenir son caractère distinctif peuvent sembler à la fois illusoires et encourageants. Illusoires car si le Québec a pu exister jusqu’à maintenant, c’est en partie selon moi parce que l’économie mondiale (jusqu’au 20ème siècle) était essentiellement divisée en grands blocs coloniaux rivaux limitant de ce fait les échanges internationaux. Un certain isolement du Québec, engoncé dans le puissant empire britannique, a donc paradoxalement assuré sa survie. Aujourd’hui, l’intégration des économies nationales fait en sorte que les échanges internationaux sont incontournables pour s’assurer d’une bonne cote de solvabilité chez Moody’s. Il se crée alors un cercle vicieux où pour continuer d’exister dans la réalité actuelle, la société québécoise doit être économiquement compétitive ce qui passe notamment par l’ouverture à l’immigration ; cette même immigration venant cependant diluer l’identitaire de cette société par ses revendications, ces dernières venant par le fait même hypothéquer l’avenir de la société d’accueil. La boucle est bouclée. L’illusion réside alors dans la croyance qu’économie et identité peuvent faire bon ménage ; une thèse défendable que si l’on fonde l’identité sur l’économie (dans ce cas, le modèle états-unien étant ce qui s’en rapproche le plus avec le « self-made-man »).
La pression sera donc croissante sur la société québécoise dont je mesure mal la capacité des énergies internes susceptibles de contrôler la force d’une immigration depuis toujours multiculturelle, mais devenu aujourd’hui stratégique et hautement mobile. Le titre du dernier ouvrage de Guillaume Rousseau pose d’ailleurs bien la problématique de « la nation à l’épreuve de l’immigration » où l’inquiétude est grande face à l’impact du pluralisme croissant sur l’identitaire québécois.
Mais si nation rime avec résignation, ce terme rime également avec obstination (pour reprendre un reportage de Radio-Canada à ce sujet). En effet, mondialisation ne rime pas inévitablement avec assimilation des identités subétatiques comme celle du Québec. Au contraire, l’adhésion à de grands blocs économiques, alliances militaires ou coopérations de toute autre ordre permet à de petites nations de disposer de tribunes internationales où leurs voix peuvent s’exprimer malgré l’autorité souveraine fédérale. C’est cette opportunité que le Québec a saisi à Nairobi pour exprimer son désaccord face à la ligne d’Ottawa concernant la question de l’environnement.
Plus encore, l’éclatement des souverainetés nationales à cause de la convergence économique crée des problèmes sociaux souvent ingérables : immigration clandestine en Europe, accommodements raisonnables au Canada ou encore hispanisation des États-unis. Les identités sont alors fortement diluées (le « bleu / blanc / beur » français) et les citoyennetés questionnées (proposition d’un hymne national états-unien en espagnol). Par contre, même s’ils n’échappent évidemment pas à ces fléaux sociaux, les états subétatiques peuvent compter sur une forte dynamique identitaire car cette dernière s’est historiquement construite selon une logique de survie. Ainsi, une étude en 1998 montrait que si les canadiens s’identifiaient « au Canada dans son ensemble » sans préciser davantage, une majorité de québécois spécifiait ce sentiment en le territorialisant précisément à la seule région du Québec. Partant de là, certains états nationaux tentent de retrouver ce que les états subétatiques ont réussi à préserver : ces tentatives vont de la ligne dure (les partis d’extrême droite prônant la réappropriation du pays aux « vrais nationaux de souche ») jusqu’aux approches plus consensuelles aux intentions nobles mais aux résultats mitigés (la loi canadienne sur le multiculturalisme visant à créer le canadien patchwork du prochain millénaire).
En ce sens, l’identitaire québécois peut repousser certains immigrants. Ainsi, certains immigrants, notamment ceux provenant de régimes peu démocratiques, font parfois le parallèle simpliste entre protectionnisme identitaire québécois et atteinte aux libertés individuelles. Ce qui ouvre la porte aux raisonnements accommodants : les québécois nous oblige à parler en français alors qu’on est en Amérique du Nord / je n’ai pas le droit de pratiquer ma religion sur mon lieu de travail alors que je pensais avoir la liberté de culte ici / les ordres professionnels, c’est pour garder les jobs juste pour les québécois.
D’autres immigrants, au contraire, retrouvent au Québec ce sentiment d’appartenance qu’ils ne retrouvaient plus dans leur pays d’origine. Ainsi, par exemple, beaucoup sont très agréablement surpris de la fierté des québécois lors de la St-Jean Baptiste ; une fierté contagieuse reliée à une fête nationale qui avait perdu beaucoup de sens à leurs yeux dans leur pays d’origine. Mais là aussi, les raisonnements accommodants ne sont jamais loin : TOUT est de la faute d’Ottawa / pas un redneck d’albertain pour rattraper l’autre / l’indépendance d’abord, on discutera après.
L’un ne vaut donc pas mieux que l’autre. Mais il y en a un troisième, celui juste au milieu. Celui qui, à peu de choses près, ressemble au « frontalier de naissance » de l’écrivain libanais Amin Maalouf. C’est l’immigrant, tout comme le Québec d’ailleurs, traversé dans sa vie par des lignes de fracture religieuse et culturelle. Celui qui peut faire du décalage identitaire non pas une zone de tension où les identités, aveuglées par un nationalisme exacerbé, deviennent des « identités meurtrières », mais un lieu de réconciliation des cultures. Il est donc ce pont symbolique qui relie car s’il ne peut s’identifier pleinement à aucune culture, il ne peut nier son appartenance partielle à plusieurs d’entre elles. En repousser une, c’est donc repousser une partie de soi. Mais adhérer pleinement à une en particulier, c’est aussi repousser une partie de soi. La personne est donc condamnée à trouver sa liberté paradoxe intéressant dans l’intégration de ses identités multiples et les partager avec tous et chacun. Je crois que nous sommes tous, à des degrés divers, des frontaliers de naissance. Et ça prend beaucoup d’énergie pour ne pas se laisser écarteler par ses tiraillements identitaires intérieurs. La résignation n’est jamais loin, si tentante, tellement facile. Mais pire encore : il y a la dégénération. Mais il y a aussi la détermination. La détermi-nation. Celle qui émerge souvent lorsqu’on sent qu’on peut reprendre les rênes de son destin : c’est peut-être ici précisément qu’on peut parler de la nation québécoise.
C’est par cette première chronique que j’inaugure à ma façon le nouveau visage d’immigrer.com et c’est par elle que je conclus cette année 2006. Fa que bon temps des fêtes tout le monde !
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