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Comment fabriquer l’exclusion sociale

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Lorsque le DSM* a enlevé l’homosexualité de la liste des troubles mentaux, il paraît que le sociologue Norbert Elias a eu un commentaire fort pertinent, du genre : « ils viennent de guérir des millions de personnes d’un seul coup ! ».

En ne considérant plus cette orientation sexuelle comme une pathologie, ce sont en effet bien des personnes que la communauté médicale a sorti de l’exclusion sociale en en faisant des gens « normaux » et « en santé ». Certes, il ne suffit pas de décréter sa fin pour que la stigmatisation, quotidienne et sans frontières, cesse d’exister comme par un simple coup de baguette magique. Mais le temps aidant, les mentalités changent doucement. Et ce changement dans l’opinion publique est révélateur : il montre que le handicap ou le stigmate – qu’il soit physique, intellectuel, moral, sexuel ou culturel – n’est pas tant une question de nature de l’individu que de regard social posé sur lui.

Je ne dis pas que l’homosexualité, en tant qu’état psychologique et physiologique, n’existe pas : je dis seulement que l’homosexualité, en tant que jugement social, n’est fondé sur aucun trait intrinsèque ou caractéristique propre que la personne homosexuelle serait supposée avoir en elle. La petite nuance qui fait toute la différence entre la stigmatisation et l’acceptation. Et en convenant que la communauté homosexuelle n’est pas masochiste au point de s’auto-flageller, il faut bien admettre que ce sont des non-homosexuels à l’origine de ce jugement social. Autrement dit, si on tient réellement à se demander qu’est-ce qui fait qu’un homosexuel est homosexuel, ce n’est pas seulement vers les homosexuels qu’il faut se tourner mais vers ceux qui sont suffisamment dominants dans l’espace social au point de pouvoir imposer leur représentations de ce que devrait être une « bonne » orientation sexuelle. Ça, ça veut peut-être dire que si vous êtes convaincus – comme moi – que chacun a le droit de choisir librement son orientation sexuelle, ce n’est pas tant que vous êtes ouverts d’esprit que parce que, à un moment donné, quelqu’un a probablement réussi à ce que s’impose en vous cette représentation de l’orientation sexuelle spécifique.

J’utilise l’exemple de l’homosexualité pour illustrer l’idée que n’importe quel groupe social, en fonction des moyens à sa disposition, peut très bien les exploiter pour imposer ses représentations sur une foule de choses en fonction de ses intérêts pour des raisons idéologiques, politique, culturel, religieuse ou encore économique. Ainsi, quand Trudeau a lancé sa politique du multiculturalisme dans les années 60, il a habilement utilisé les ressources disponibles et les circonstances d’alors pour imposer sa représentation de ce que devrait être désormais l’intégration culturelle au Canada. Une nouvelle norme qui a automatiquement conduit à accentuer la marginalisation des cultures autochtone et québécoise : la première en lui déniant définitivement ses droits d’ancienneté et la seconde en la stigmatisant dans sa volonté identitaire. Quasiment du jour au lendemain, la société québécoise s’est réveillée avec l’étiquette de culture arriérée, passéiste et repliée sur elle-même face à la nouvelle règle : ouverture au monde, mosaïque culturelle, pluralité, diversité. L’effort légitime de reconnaissance identitaire s’est soudainement transformé en combat dépassé, absurde et débilitant. Les fausses victimes de Joseph Facal valent le détour à ce sujet. Et tout cela, sans même avoir fait quoi que ce soit, soi-même, pour se retrouver avec cette étiquette : hier, tu étais normal, aujourd’hui, tu te réveilles anormal.

Le cercle vicieux suit peu après : le temps aidant, la vision du multiculturalisme s’installe tranquillement, les mentalités changent doucement et, par effet de contraste, la perception d’une culture québécoise passéiste et xénophobe s’impose suffisamment pour que quelqu’un, quelque part, finisse alors par poser la question : pourquoi la culture québécoise est donc si passéiste et xénophobe ? À ce moment précis – tout comme pour le cas des homosexuels plus haut – le glissement est consommé : on est passé d’une culture jugée extérieurement passéiste à une culture qui est intérieurement passéiste. De là, accepter de chercher une réponse à la question posée précédemment, c’est accepter du même coup que son postulat de départ est juste (c’est-à-dire que la culture québécoise est passéiste). À partir de là, on aura compris que tout travail subséquent de recherche d’une réponse honnête est condamné, en partant, à aller nulle part car reposant sur de fausses bases. Ainsi, quand une commission publique se penche, au Québec, sur le dossier des accommodements raisonnables, certains y verront assurément la preuve irréfutable d’une société rongée sur le plan identitaire plutôt qu’une société s’assumant suffisamment au point de pouvoir en parler sur la place publique.

De là, on peut prendre le même raisonnement et – toutes choses restant égales par ailleurs – le transposer à n’importe quel autre groupe dit socialement déviant, marginalisé, exclu, etc. Bien sûr, la culture québécoise, en tant que culture dominante au Québec, crée ses propres groupes stigmatisés dans son propre espace social : le jour où la Loi 101 est officiellement entrée en vigueur, bien des immigrants se sont retrouvés, sans le savoir, avec une nouvelle étiquette dans le dos. Ensuite, c’est une question d’échelle d’analyse : le rouleau compresseur culturel états-uniens est assez efficace aussi dans le genre, au niveau mondial. Tout comme le multiculturalisme au niveau canadien. Cependant, la différence est que si le Québec stigmatise ses immigrants d’une certaine façon avec la loi 101 (stigmatisation à relativiser cependant : aucune obligation n’est faite à quiconque d’immigrer au Québec …), je doute fortement que cela conduise à l’assimilation, voire à la disparition pure et simple à terme de ces immigrants. Parce que si l’immigrant est certes sur l’ilôt du Québec, l’océan environnant est anglophone. Ainsi, je ne suis pas convaincu que la distinction culturelle québécoise tiendrait longtemps s’il n’y avait pas quelques garde-fous ici et là, comme la Loi 101. Différence d’échelle, conséquences différentes.

Évidemment, imposer ses représentations à autrui n’a pas que des conséquences négatives. Ça peut être très positif : si des gens ne s’étaient pas battus au travers de l’Histoire pour changer certaines visions du monde, l’apartheid relèverait probablement encore de la normalité par exemple. Ceci dit, il faut garder à l’esprit que ce que moi j’appelle positif – la fin de l’apartheid par exemple – n’était qu’une option parmi toutes celles disponibles et il s’avère que c’est celle que l’Histoire a décidé de retenir. Et moi, je suis tout simplement né au « bon moment ». En d’autres termes, la fin de l’apartheid n’était ni inéluctable ni le triomphe de la Justice et encore moins l’expression d’une quelconque Vérité Absolue mais tout bêtement la victoire d’une représentation sociale sur d’autres.

Continuer à penser le contraire, c’est-à-dire que l’apartheid était condamné à disparaître « au nom de l’Humanité », c’est faire preuve d’un évolutionnisme latent. C’est-à-dire admettre qu’il existe un projet de société plus ou moins idéale (paix, amour, harmonie, égalité etc.). Et le problème quand on insère la variable de l’idéal dans toute équation réflexive, c’est que ça fixe automatiquement une gradation : du moins bon vers le bon, du pire vers le meilleur, sous-entendant que toute culture doit nécessairement évoluer vers une sorte d’idéal. Adhérer à cela, c’est croire qu’il est donc possible – et même souhaitable – de hiérarchiser les cultures entre elles. Ce qui est assez ironique lorsqu’on prône une société idéale où, par exemple, toutes les cultures seraient égales entre elles. Mais plus que l’ironie, c’est assez dangereux : ça fait un terreau fertile pour y faire pousser de belles idéologies.

La récente affaire de la loi afghane permettant aux maris d’obliger leurs femmes à avoir des rapports sexuels avec eux est intéressante à ce sujet : sur le fond, je partage le tollé qui s’est soulevé contre cette loi. Mais j’ai trouvé encore plus intéressante la réponse de l’ambassadeur afghan à Ottawa : « ça fait partie d’une jeune démocratie en voie de développement ». On ne peut pas juger objectivement de la qualité des efforts que produit l’Afghanistan depuis quelques années seulement à l’apprentissage de la démocratie avec nos yeux de démocratie plusieurs fois centenaires. Il ne s’agit pas ici de juger mais de comprendre.

Il ne s’agit pas non plus de renoncer à ses idéaux, loin de là. Je pense qu’il s’agit seulement de rester le plus vigilant possible sur la cohérence et la solidité de nos bases de réflexion à partir desquelles nous pensons, c’est-à-dire jugeons, décidons et agissons ensuite. Et si nous revenons dans le monde réel en laissant le projet de société idéale aux doux rêveurs, on peut alors se demander quelle serait notre véritable perception de la culture québécoise s’il n’y avait pas eu une norme extérieure pour nous dire comment la percevoir.

* Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (en anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders)

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